Cette jeune femme, que j’appellerai Lucile, avait un problème tout particulier de justesse. Mais elle aimait entendre chanter et aurait voulu chanter, elle aussi.
Il est vrai qu’elle avait bien du mal avec la justesse. Son timbre est très joli, frais et très agréable. J’avais vraiment envie de relever le défi et d’aider cette personne. Il est tellement douloureux d’être en souffrance avec sa voix.
Nous avons donc travaillé ensemble sur une année scolaire, au rythme d’une demi-heure par semaine.
Un problème tout particulier de justesse.
Les caractéristiques de ce problème de justesse.
Au fur et à mesure, je me suis rendu compte qu’en fait, elle était tout à fait capable de reproduire un son bien juste dans des circonstances très précises.
Elle chantait juste en chantant en même temps les sons que je jouais au piano. C’était encore mieux si je les chantais. (Il est souvent plus facile de reproduire une voix que le son d’un instrument).
Elle arrivait même à chanter juste toute une mélodie avec très peu d’erreur, tant qu’elle avait un guide pour sa mélodie. C’était mieux avec un guide vocal, mais ça marchait aussi assez bien avec un guide instrumental.
Par contre, dès qu’on enlevait le guide, on avait du mal à reconnaître la mélodie. Elle paraissait aussi perdue que moi sans GPS dans un lieu quelconque (et ce n’est pas peu dire ) !
Cette situation m’a fait réfléchir. Là, force était de constater que ni la capacité auditive de son oreille, ni sa capacité à reproduire un son n’étaient en cause. En effet, elle pouvait chanter juste dans certaines conditions. Il fallait donc chercher du côté de sa mémoire auditive.
Pourquoi est-ce que sa mémoire ne se fixait pas et comment la faire s’incruster ?
L’origine de ce problème tout particulier de justesse.
J’ai la chance d’avoir parmi mes élèves une orthophoniste très qualifiée. J’ai donc échangé avec elle sur le cas de Lucile.
Il m’a été conseillé de vérifier auprès d’elle si elle avait eu des difficultés d’apprentissage du langage. Et c’était bien le cas.
Lucile souffrait d’un problème assez rare à ma connaissance, qui est un problème du trouble de la compréhension, une forme particulière de dysphasie.
Elle entend bien les mots, elle peut les écrire sans trop de problèmes, mais elle ne les comprenait pas, tant oralement qu’à l’écrit. En fait elle ne les associait pas forcément avec le bon objet : par exemple, entendant le mot chat, elle pouvait associer le mot chaise au son « chat » qu’elle entendait.
Avec de la rééducation alors qu’elle était enfant, elle a fini par intégrer le langage. Mais encore maintenant, adulte en pleine maturité, elle m’a confié avoir des représentations de certains mots très éloignées de la réalité.
Ce qui donne une personne très créative et fantaisiste, pouvant être aussi bien conviviale qu’assez solitaire, et qui a pu avoir un métier d’animatrice auprès de personnes en difficultés. Et elle sait très bien cacher son handicap.
Les implications dans la musique
Alors pour la musique, c’est le même problème : la phrase musicale ne fait pas sens, donc de ce fait se retrouve très difficile à mémoriser.
Sa mémoire auditive peut arriver à fonctionner sur des phrases très simples qui ont été rabâchées et qui ont fini par s’incruster, comme des comptines ou certaines chansons françaises très connues depuis des générations.
Par contre, ce handicap est compensé par un très bon schéma corporel, une grande intelligence avec une très riche fibre artistique et sensorielle. Donc c’est là-dessus que j’allais m’appuyer pour construire sa mémoire auditive.
Le travail pour résoudre ce problème
Mon plan était de travailler un peu comme le font les orthophonistes pour apprendre à parler à des sourds de naissance. Ils se basent sur les sensations internes : résonances en bouche et dans tous les résonateurs (visage, crâne, poitrine), et bien d’autres éléments.
Comme vous pouvez bien le comprendre, c’est un travail de longue haleine.
Nous l’avons commencé, mais il donnait de tout petits résultats, ce qui est normal. Comme je l’ai déjà expliqué, dans ce genre de travail, les progrès sont minimes au départ mais leur croissance est exponentielle.
Lucile avait d’autres activités artistiques très prenantes. Elle n’a pas souhaité continuer à investir dans ce travail très minutieux et à long terme. Ce que je comprends tout à fait.
Cependant, je le regrette pour l’enjeu humain et pédagogique qu’il représentait pour moi. D’autant que je pouvais, grâce à mon élève orthophoniste, rencontrer des orthophonistes spécialistes de la surdité. J’aurais pu travailler avec eux pour développer une méthode de travail adaptée à ce problème particulier de manque de justesse.
En conclusion :
Ce qui a été très positif pour Lucile, c’est que maintenant elle sait quel est son problème de justesse.
Je lui ai conseillé, pour se faire plaisir, de chanter en ayant des écouteurs pour entendre la chanson. Comme cela elle peut chanter à tue-tête et sans que cela ne soit une gêne pour l’entourage.
Cela résout donc, mais pour partie seulement, son problème de justesse.
Bonjour Evelyne . Votre article est très intéressant, instructif , et plein de la sollicitude essentielle à toute transmission. Devant tant d’intelligence de cœur, il n’y a rien à ajouter, sinon vous féliciter.
Je vous remercie de ces gentils compliments. L’enseignement est une discipline passionnante et c’est vraiment l’expérience et les rencontres qui forment le professeur. Il m’a fallu rencontrer plein de personnes différentes, avec des problèmatiques auxquelles répondre pour apprendre à lâcher prise par rapport à mes attentes, et à vraimet écouter les besoins profonds des personnes. On peut améliorer beaucoup de choses par le travail… pas tout bien sûr, mais on peut faire beaucoup avec la volonté de l’élève.